musique - Jean moulant taille haute, t-shirt serré, bomber aux couleurs de l'université de Tiverbrook, portant fièrement la mascotte de l'équipe de football dans le dos, cheveux en l'air, impossible à rater : Charlie traversait l'allée principale dans des pas quasi-dansants. Et pour cause ! Il venait tout juste d'obtenir un walkman Sony dernier cri et écouter The Clash en boucle en stéréo dans la rue, ça n'avait pas de prix - même le ridicule n'allait pas l'empêcher d'apprécier le son jusqu'au bout de son chemin.

Quelques jours plus tôt, il avait vu passé une annonce dans le journal : une recherche de modèle pour un shooting photo pour le magazine people local (qui en soit n'avait rien de très intéressant, comme à peu près tout ce que Tiverbrook proposait, alors bon). Tout naturellement, son profil avait vite été accepté et il se rendait dès à présent au studio pour réaliser la séance.

Une fois sur place, une petite femme en tailleur orange à motifs psychédéliques, grosses lunettes et coiffure travaillée la veille aux bigoudis le fit patienter dans une petite salle très colorée, en lui faisant comprendre que le photographe serait à lui dans quelques instants mais qu'il pouvait en profiter pour faire connaissance avec l'autre modèle.

Charlie avait tourné abruptement la tête. Comment ça, l'autre modèle ? Depuis quand devait-il partager sa future gloire avec quelqu'un d'autre ?

Il loucha sur le type en question pendant quelques longues et interminables secondes avant qu'un soupir ne s'échappe de ses lèvres. Bon, eh bien, s'il n'avait pas le choix...

- Yo ! Il avait failli lui donner un surnom très raciste mais ses potes à la fac lui avait dit que c'était pas sympa alors il se ravisa bien vite. Charlie tenta un grand sourire amical, parce qu'il savait mieux se faire des amis que des ennemis après tout. Putain j'pensais pas qu'on serait en duo. Ah, moi c'est Charlie, du coup.

Il lui tendit sa main, prêt à la serrer super fort comme le gros beauf qu'il était.

musique / le récepteur radio grésille. il tripote les boutons. ce n’est pas vraiment qu’il y a du silence, dans cette salle, puisqu’il y a de la musique - mais il y a un manque. d’humanité, peut-être ?‌ toutes les couleurs du papier peint ne suffiront pas à faire croire qu’elle est vivante, car il est tout seul et qu’il ne s’agite pas. dans le fond résonne aussi les échos de cette voix qui ne se tait jamais, et cette silhouette à laquelle il n’accorde pas un regard qui est assise à côté de lui.
personne d’autre ne la voit. personne d’autre ne la ressent.
ce n’est pas si terrible, il s’y est fait, à son existence.

on lui a dit d’attendre le temps “que” : le temps que quoi ? il se fatigue déjà de ce shooting de pacotille imposé par son “agent” tout aussi miteux, pour une presse qu’il ne lit même pas habituellement. ses lèvres restent fermées, et il ne pense à rien. il n’y a aucune angoisse, aucune torture psychologique à l’idée de sortir de sa zone de confort - à vrai dire il est indifférent à son propre sort car il se sait en sécurité. kaede veut uniquement le cachet de fin de shooting, et déguerpir - sauf si on lui propose un verre. il ne crache jamais un verre gratuit.

la réalité est tel qu’hier il n’a pas beaucoup mangé. il n’a pas dévoré de burger de fin de service du diner, et aujourd’hui il ne s’est pas empiffré de céréales dix fois trop sucrées au petit déjeuner. il soulève éhontément son t-shirt pour observer son ventre plat pendant quelques secondes, qui n’a surtout pas gonflé comme prévu. une main translucide vient se poser dessus et il remet le tissu par-dessus en entendant la porte s’ouvrir, en ignorant l’esprit.
ses yeux se relèvent et il observe le gars face à lui. sur sa propre mine, aucun effort pour paraître sympathique. il se lève pour faire face à l’autre, et opine doucement quand il se présente. il lui serre la main sans mettre de pression, et constate silencieusement la différence rien que dans leurs mimines.
bien vingt centimètres de différence, il est obligé de lever un peu les yeux. yo. tu peux m’appeler kaede. personne ne l’appelle mimi, enfin étrangement il a le réflexe de se présenter par son vrai prénom, face à un mec comme charlie. il sent qu'elle se remue à côté de lui. je suis censé te connaître d’où ? parce qu’il est persuadé de l’avoir déjà aperçu au campus, quand il allait en cours, mais pas dans le milieu pornographique. mais t’inquiète j’ai pas trop l’habitude des duos shooting avec des gars non plus.
il essaye de se rappeler s’il l’a déjà vu dans un des magazines ou dans un film qu’il a déjà visionné, mais rien ne vient. tu es étudiant non ? ta tête me revient des mecs qui font du sport au campus là. tout le monde les connaît. alors pourquoi il se retrouve face à lui ? il ne sourit toujours pas comme économisant son énergie. il passe une main dans ses propres cheveux gommés grossièrement pour ne pas qu’ils retombent dans les yeux et pour que la perruque soit plus facile à enfiler le moment venu

musique - Ah bah voilà ce mec avait réussi à le mettre mal à l'aise par je ne sais quel miracle si bien que Charlie déglutit péniblement. Son image l'importait beaucoup et la façon dont les gens le percevaient la toute première fois était quelque chose qui lui tenait à coeur. Alors, forcément, quand ce type - Kaede - se contentait de lui poser des questions avec une telle nonchalance, il eut le temps de remettre son existence entière en question.


Perturbé, il répond d'une voix exprimant son malaise, malgré son sourire d'imbécile heureux qui ne quittait jamais son faciès :

O-Ouais, j'suis en éco' et dans l'équipe de foot. Honnêtement, à Tiverbrook, on oubliait assez peu souvent les exploits de Charlie.

Non seulement parce qu'il était le seul mec à poser pour le calendrier des pompiers sans être pompier, mais en plus parce qu'il passait son temps
à hurler ses exploits à tout va, à n'importe qui, dans l'espoir qu'ils parviennent aux oreilles d'un gérant de casting hollywoodien.

Il s'enfonça dans son fauteuil et tapota nerveusement ses cuisses du bout des doigts. Tap tap tap tap.

Du coup t'as déjà fait ça ? Du modeling, j'veux dire ? La meilleure défense, c'était l'attaque. Même si Charlie ne comprenait pas qu'il n'y avait rien à défendre. Peut-être manquait-il de confiance en lui rien qu'à l'idée de ne pas avoir l'attention du photographe pour lui tout seul comme il en avait l'habitude - sauf quand il posait avec une fille, c'était différent. Parce que perso j'en suis pas à ma première fois et j'voudrais pas que ça te mette mal à l'aise, on parle pas mal de moi dans le coin. Ajouta-t-il d'un ton fier.

musique / l'équipe de foot. sûrement que ses parents auraient espéré qu'il finisse là-bas, lui aussi. de manière évidente, c'est ce qu'on attendait des garçons et qu'ils feraient mieux d'accepter pour prouver qu'ils étaient des vrais hommes.

toutefois, kaede a arrête dès l'âge de treize ans. et si son père voyait comment il a terminé, il assurerait avec rage que c'est bien parce qu'il n'a pas assez fréquenté de vrais hommes. il se rassoit dans son siège, et le fantôme visiblement invisible aux yeux de charlie (pas étonnant, comme la plupart du commun du mortel) fait pareil.

toutefois, il préfère ignorer tout cela sur la nation de masculinité - il n'y'a, à vrai dire, jamais réfléchi. et si même l'idée lui venait en tête il se ferait la réflexion que ces gros tas d'hormones rataient un gros business au nom de la virilité et que cela faisait davantage pour lui. je faisais de l'éco aussi avant. on pourrait dire que c'est une phrase de raté. tandis que charlie jongle entre carrière professionnelle, sport et étude, lui se contentait de vivre au jour le jour. ça non plus, ça ne l'affectait pas.
quand la tête bleue s'agite pour souligner le fait qu'ah oui, lui ce n'est pas un amateur, kaede ne tilte même pas sur l'égocentrisme des paroles tournées de telle manière à être innocentes. non t'inquiète je compte sur toi pour me guider vu que tu as de l'expérience. il n'a pas trop l'habitude de ce qui sort de ce qu'on nomme vulgarité. c'est vrai maintenant que tu me le dis, j'ai l'impression que tu m'aies familier pour plus de trucs... il sourit un peu. j'ai de la chance, du coup ! de faire ça avec toi j'veux dire. tu sais pourquoi on nous a choisi nous ou on t'a rien dit non plus ?